L’ANTHROPOCENE CONDUIT A RÉINVENTER DES CULTURES DE COHABITATION
L’accélération des « crises environnementales » – pour ne citer que les dernières en France, incendies de forêt et sécheresses, après celle du covid et évidemment celle énergétique que la guerre en Ukraine ne fait qu’aviver dramatiquement – rend palpable une situation terrestre inquiétante. Qu’on la nomme « anthropocène » ou « changement global », pourrais-tu rappeler ce à quoi nous sommes confrontés ?
Le moment anthropocène que nous traversons est inédit dans l’histoire de l’anthropisation de la planète. C’est la première fois que nous sommes confrontés à deux processus de globalisation qui se mettent en relation et enclenchent des boucles de rétroaction dont on ne sait pas trop ce qu’elles vont donner. D’un côté, celui de l’urbanisation planétaire, qui prend ses racines dans le 19e siècle thermo-industriel, mais qui s’accentue considérablement après 1950. Cette urbanisation planétaire bouleverse l’intégralité des sociétés et de leurs espaces. Elle change profondément l’écoumène, y compris dans les espaces qui n’en semblent pas marqués, mais qui contribuent au fonctionnement du système urbain. De l’autre côté, le processus de globalisation qui résulte du forçage des systèmes biophysiques planétaires causé par les activités humaines : ce changement global concerne l’entièreté du système planétaire et se manifeste à toutes les échelles synchroniquement. On a donc une sorte de mise en système de 2 systèmes. Le système de l’urbanisation et le système du changement global, qui entretiennent des boucles de rétroaction : l’urbanisation vectorise le changement global qui vectorise l’urbanisation, qui vectorise le changement global.
Le processus que tu décris laisse supposer que ce ne sont pas des crises ponctuelles et comparables à celles que nous avons déjà pu connaître et que nous traversons, mais une transformation en profondeur qui ne va pas s’arrêter de sitôt et qui est susceptible de remettre en cause bien des territoires et bien des aspects de la vie de tout un chacun ?
C’est une nouveauté absolue pour l’espèce humaine : nous n’avons jamais vécu sur une planète massivement urbanisée comme celle-ci à 8 milliards d’êtres humains ni sur une planète confrontée au changement global. Cette boucle nous conduit face à ce que j’appelle une crise de l’habitabilité planétaire, c’est-à-dire à un moment où se pose la question de savoir quels espaces, si ce n’est toute la planète, vont être menacés dans leur habitabilité humaine et non humaine. Ce n’est pas une crise environnementale classique à laquelle des solutions politiques, technologiques, économiques, classiques d’adaptation d’un fonctionnement ou même de transition vers un fonctionnement plus vertueux pourraient répondre. Cela est derrière nous. On est aujourd’hui face à des exigences de réorientation. La réorientation, c’est ce qui est nécessaire quand on est désorienté. Aujourd’hui, nous sommes profondément désorientés. À la désorientation anthropocène causée par ce changement intégral du décorum, il faut substituer des réorientations qui ne sauraient être univoques, mais au contraire multiples et différenciées. Pas une martingale comme celle que l’on essaie de nous vendre et qui nous permettrait de ne pas faire l’effort de penser ces réorientations.
Ton utilisation du « on » laisse supposer que la prise de conscience de la situation est aujourd’hui largement partagée. Si la désorientation semble effectivement bien caractériser le ressenti général, la « conscientisation » généralisée de ce qui nous arrive, entre autres de notre grande vulnérabilité, et l’engagement dans la réorientation pour y faire face paraissent moins patents…
J’ai commencé à m’intéresser à l’Anthropocène à partir de l’urbanisation planétaire et du contraste entre l’affirmation de puissance du système urbain et l’évidence de sa vulnérabilité, sa sensibilité flagrante aux endommagements divers qui le fragilisent. Aujourd’hui beaucoup de gens ressentent vraiment cette globalisation et sa vulnérabilité, perçoivent ce quelque chose qui touche leur vie et de celle des autres humains, synchroniquement, à l’échelle de la planète. Il y a cette sorte de trouble qui saisit tout le monde parce que de plus en plus de faits flagrants le montrent. Cette prise de conscience apparait même chez ceux et celles qui se dissimulent encore le fait qu’il va falloir bifurquer. Les marins-pêcheurs qui continuent de vouloir pêcher, les agriculteurs qui continuent de vouloir irriguer, les politiques qui continuent de faire l’autruche, les États qui justifient qu’on ne fasse rien… il y a une sorte de crispation, une sorte de politique du pire, de volonté d’aller tout au fond de l’impasse comme si on ne pouvait pas arrêter le système thermo-industriel technologique auquel nous avons été biberonnés depuis des décennies. « On a mis trop d’énergie, on a fait trop d’efforts pour en arriver là ». La société civile, elle serait, je crois, prête à bouger. La vraie question que nous avons à gérer n’est pas celle de la conscientisation des masses des habitants de la terre, mais celle de savoir pourquoi la puissance publique et les opérateurs privés n’engagent pas les réflexions et les expérimentations sur la réorientation écologique.
On rencontre dans les territoires des postures diverses par rapport à cette situation : le déni dont tu parles, mais qui semble de plus en plus rare, une méconnaissance de ce qui est à l’œuvre, un mal-être diffus qu’il est souvent difficile de rattacher à des causes précises, et puis surtout, de plus en plus, un grand vertige par rapport au défi que nous devons relever. C’est ce vertige qui me paraît de plus en plus prégnant entre autres chez les acteurs en situation de responsabilité qui savent devoir agir, mais sans trop savoir comment ni par quel bout commencer.
J’aime bien cette idée du vertige que je travaille aujourd’hui à partir des écrits de Camille de Toledo. Le vertige, c’est ce qui saisit l’être humain quand ce que cet auteur nomme la « vie nue » se rappelle à notre bon souvenir. Les êtres humains ont comme travers, en tant que sapiens narrans, de s’enfermer dans des bulles narratives par lesquelles ils dénient en permanence ce qu’il en est de leur condition humaine véritable, c’est-à-dire leur exposition à la vulnérabilité et à la mort. Le vertige surgit lorsque ces récits se déchirent et qu’on prend en pleine figure le rappel de ce qu’est notre condition, à la fois individuelle et collective. La condition humaine, c’est aussi le titre (en anglais) d’un livre d’Hannah Arendt que j’apprécie beaucoup et qui nous ramène à cette interrogation fondamentale et à la capacité de donner du sens à notre expérience terrestre, notre expérience humaine de cohabitant de la terre. L’anthropocène, c’est ce moment où collectivement nous sommes saisis du vertige devant le retour de la question de l’habitabilité terrestre.
Si la situation n’était pas si grave, on pourrait sourire de ce retour de nos préoccupations sur la vulnérabilité de l’humanité et de ses installations, et surtout de la manière dont le projet moderne a failli nous convaincre de la possibilité de la congédier : la vulnérabilité de notre condition c’est quand même la question philosophique, religieuse et le ressort de la création artistique depuis des siècles.
La vulnérabilité n’est pas créée par la situation anthropocène. Toute habitation humaine est vulnérable, aucune ne sera invulnérable parce que la vulnérabilité est une condition de l’existence individuelle et collective. On ne peut donc pas dire que le moment anthropocène crée la vulnérabilité, mais on peut dire qu’en raison même de la façon dont nous avons construit notre habitation planétaire via l’urbanisation générale dont je parlais tout à l’heure, nous avons créé des situations d’exaspération de cette vulnérabilité au sens où cette vulnérabilité devient plus systémique. Elle est maintenant une vulnérabilité planétaire et plus simplement une vulnérabilité d’individus ou une vulnérabilité locale. Elle devient une vulnérabilité globale. Prenons l’exemple de la pandémie de la covid : le virus, c’est un moment d’épreuve où nous avons pris conscience de cette vulnérabilité globale qui est exaspérée, globalisée, systématisée, qui touche tous les aspects de la vie, y compris les édifices de puissance qu’on nous disait être totalement à l’écart. Rien n’est à l’abri. Devant cette vulnérabilité que faisons-nous : soit on va plus loin, en quelque sorte, dans cette bulle narrative et habitationnelle où l’on prétendait pouvoir se protéger de tout et y compris de la vulnérabilité individuelle. Soit on accepte la vulnérabilité et on en fait le fondement d’un nouveau projet éthique et politique, en inventant des formes de cohabitation juste pour le plus grand nombre d’humains et autant que faire se peut qui permettent aussi de garantir aux non-humains vivants avec lesquels nous cohabitons un droit d’existence.
Dans ton travail et tes écrits, tu fais le lien entre cette vulnérabilité et ce qui relève de la santé et du soin. D’abord en reprenant ponctuellement le concept d’immunité cher à Peter Sloterdijk puis en t’intéressant à la théorie du « care ». Est-ce une piste de réponse ?
Avec L’avènement du monde, j’ai commencé à écrire sur l’attention à consacrer aux espaces de vie, à partir de cette idée du « porter attention » que je dois à Joan Tronto. Depuis, j’essaie d’acclimater à ma réflexion sur l’habitation humaine à la théorie du « care » développée par la philosophe. Je pense qu’on ne peut pas aborder la question du « care » sans aborder d’abord la question de la vulnérabilité. Toute vie est vulnérable et l’intention profonde de la vie, c’est d’assurer la viabilité du vivant. Il n’est pas illogique que l’espèce humaine ne fasse pas exception à cette règle. Je ne reprocherai jamais aux humains de vouloir assumer leur viabilité. La question, ce sont les conditions qu’on choisit pour ça. Je ne suis pas de ceux qui congédient en quelque sorte l’espèce humaine du théâtre terrestre ou qui dénient à l’espèce humaine la légitimité d’avoir à assumer la survie de l’espèce. C’est tout à fait normal et logique. Assumer cette vulnérabilité intégrale du vivant, du premier souffle jusqu’à la fin, et assurer le vivant face à cette vulnérabilité, essayer de se l’approprier et de s’y ajuster, c’est justement le projet du « care » qui devient le répertoire des pensées et des actes que nous devons inventer individuellement et collectivement pour assurer notre vie avec cette vulnérabilité. Mais si l’on prend au sérieux cette idée du « care », c’est pour moi la philosophie politique la plus radicale qui soit, la plus bouleversante.
Il y a un volet de l’anthropocène et des défis à relever qui apparaît peu dans notre échange : celui de sortir notre anthropocentrisme aveugle et de la nécessité d’élargir notre considération, nos soins, aux non-humains et à ce que nous avons appelé dans notre modernité « la nature ».
L’élargissement que tu évoques à tous les vivants, et même aux non-vivants est un pas considérable. Nous sommes dans l’interdépendance avec les vivants, mais aussi les éléments non vivants du système biotique et abiotique, du système biophysique, biochimique, physique, planétaire. Depuis le début de l’expérience humaine, nous avons toujours été des extracteurs. L’extractivisme commence avec les hominidés, même avant sapiens, il commence dès qu’on est extracteur de quelque chose. Le cueilleur-chasseur est déjà un extracteur. Le propre d’ailleurs de la cueillette et de la chasse humaine, c’est déjà la logique d’extraction parce qu’on sait aujourd’hui que les cueilleurs-chasseurs sont dans une logique jardinatoire en quelque sorte, donc dans une logique d’extraction. Il faut se mettre dans cette longue perspective de l’histoire des hominidés. Je pense que l’extraction, c’est un des avantages comparatifs de l’espèce. Nous sommes donc dépendants, en particulier des vivants non humains.
Le « care » anthropocène ce serait ce moment où on arriverait à penser toutes nos interdépendances et à leur donner une place dans nos délibérations politiques. Plutôt que se de dire dès qu’il y a une ressource que je dois l’extraire, il s’agit de se demander : qu’est-ce qu’on peut mettre en place comme forme de délibération collective et politique avec les vivants non humains ? Puisque nous sommes dans une relation d’interdépendance, que décidons-nous de faire par rapport à ce vivant ou cet inerte qui peut faire ressource ? Comment briser le cercle de l’automaticité du passage de la matière à la ressource, du vivant à la ressource ? L’enjeu n’est pas seulement de redéfinir un rapport à ce que l’on appelle abusivement la « nature », c’est-à-dire un rapport aux éléments biophysiques du système planétaire. La question, c’est aussi de redéfinir du même mouvement l’ensemble de ce à quoi nous nous relions lorsque nous habitons, puisque nous nous sommes toujours, en tant qu’ habitant des cohabitants avec un nombre d’agences, d’entités et de réalités absolument innombrables. Donc en réalité, ce n’est pas d’inventer une nouvelle nature — qui serait pour certains écologistes une sorte de nature mythifiée —, mais d’inventer une nouvelle économie relationnelle qui refonderait l’habitation humaine de la planète Terre, les vulnérabilités et les interdépendances en recomposant en quelque sorte un autre monde. Au sens encore une fois, de la composition des mondes de Philippe Descola, où en pour reprendre les formules de Bruno Latour en repensant et en réorganisant nos attachements, en trouvant d’autres manières de co-exister. Ce qui devient avec Camille de Toledo un besoin d’encoder différemment nos expériences humaines, en énonçant d’autres récits de cohabitation avec tous les autres, humains et humains, vivants et non vivants.
Avec ces dernières propositions et références, tu renvoies la réorientation anthropocène au champ culturel. Culturel au sens anthropologique du terme et de ce qui régit notre rapport au monde. Culturel au sens de nos capacités créatives et de leur mise en scène sociale. Fondamentalement l’anthropocène n’est-il pas justement une question culturelle ?
L’anthropocène ne renvoie pas qu’à une spéculation philosophique abstraite ou à une conceptualisation scientifique. L’anthropocène nous oblige à engager profondément une réflexion sur nos imaginaires, nos capacités narratives, nos esthétiques, nos façons de raconter notre expérience d’humain sur terre, ce que Bruno Latour encore avait bien pressenti depuis une petite dizaine d’années. Le chantier anthropologique et historique est absolument vertigineux. C’est un chantier peut-être d’un siècle et c’est pour ça qu’il ne faut plus le différer. Pour mener à bien ce chantier, la science et la politique ne sont pas suffisantes à elles seules. Il ne suffit pas de rationaliser le politique par la science et de politiser la science. Ce dont il s’agit, c’est de réinventer des cultures de cohabitation. C’est là où le champ de l’art et la création est absolument indispensable, mais non pour s’embarquer avec de pures et exclusives visées esthétiques, mais pour retrouver un peu de ce qui se jouait sur la scène du théâtre grec antique, cet espace et ce temps où la communauté des humains pouvait éprouver collectivement une expérience anthropologique, celle de la cohabitation dans la Cité (et aujourd’hui la Cité est planétaire !) et par le spectacle offert, penser ses rites, coder ses pratiques et ses répertoires, réfléchir justement à ces codages mêmes.
Seul le champ de la création permet cette expérimentation-là. Je ne sépare pas la culture anthropologique et la culture dite cultivée puisque, c’est la même, mais avec des régimes particuliers. La scène, le musée, l’atelier de l’artiste, l’endroit où l’on danse, ce sont des espaces dans lesquels on va scénographier la cohabitation humaine. Par les œuvres, on scénographie l’expérience humaine et on en retire les pages d’un livre, des photographies… Comme toute scénographie, ça passe par des techniques, par des manières de montrer, de faire entendre, de placer en situation d’observation et d’écoute. Tout ça est de l’ordre pour moi de ce que j’appelle la scénographie de l’expérience humaine de cohabitation.
Si à un moment ou un autre, une scénographie ne pose pas des questions anthropologiques, politiques et éthiques, cela ne m’intéresse pas. L’œuvre d’art pour l’œuvre d’art ne m’intéresse pas. Je peux l’apprécier, mais pour moi, elle n’est pas là où elle devrait se situer. On me dira qu’il y a aussi une culture purement distractive qui produit une sorte d’expérience affinitaire importante. Ces expériences affinitaires sont de fait aussi des expériences anthropologiques. Mais je pense que les œuvres d’art les plus radicales, et les plus intéressantes selon moi, sont toujours les œuvres d’art qui fussent obliquement mettent à nu sapiens et son expérience. Qu’elles travaillent le fond du langage, les pulsions les plus terribles, les aspirations les plus absconses, il y a toujours un moment ou un autre dans une œuvre qui fonctionne, c’est-à-dire qui performe, quelque chose qui fait que le spectateur est pris, troublé, happé par une proposition qui l’émeut, qui le met en mouvement parce que cette proposition parle de lui en tant qu’individu et dans sa relation au monde.
Les créations artistiques ce sont simplement des registres particuliers de cohabitation humaine qui nous permettent de nous scénographier. Ce que j’aime bien dans un certain nombre de scénographies créatrices et ce que je crois aussi être le rôle de la pensée, c’est de provoquer et nourrir la réflexivité c’est-à-dire de faire en sorte que nous ne soyons pas aveugles à nous-mêmes. Or tout nous pousse à être aveugles à nous-mêmes, y compris le système consumériste lui-même, qui a plutôt intérêt à ce que nous ne soyons jamais réflexifs pour pouvoir continuer d’exister sans changer.