La montagne, une sentinelle du changement global
Avant de parler de montagne, commençons par préciser ce qui nous y amène : le changement global. Loin d’être une crise parmi d’autres, celui-ci bouleverse en profondeur nos manières d’habiter et déstabilise les modes de vie hérités de la modernité et ses promesses. Il affecte nos repères, nos attachements, nos régimes d’action. Tous nos rapports au monde sont embarqués : rapport à la géosphère, à la biosphère, à la sociosphère, à la noosphère, mais aussi à la phainosphère — cette sphère des formes sensibles, de l’apparaître, des manières de percevoir et de composer le monde habitable. Le changement global appelle une réorientation culturelle de nos façons d’aménager. Il est par conséquent impossible de penser une réorientation écologique des territoires sans intégrer la dimension sensible, souvent négligée, mais pourtant centrale dans les mutations en cours.
Venons-en maintenant au sujet du jour, les territoires de montagne. Qu’ils le veuillent ou non, ils occupent une place privilégiée face à ce monde qui se délite : celle de sentinelles qui rendent visibles, parfois plus tôt qu’ailleurs, les effets du changement global : recul des glaciers, fontes du permafrost, glissements de terrain, sécheresses, tensions autour de l’eau, crises agricoles, fragilisation du pastoralisme, perte d’attractivité touristique, vieillissement démographique, déstabilisation culturelle. Les territoires de montagne deviennent l’expression du changement global, y compris en rendant manifeste notre impuissance, les limites du modèle d’aménagement issues de la modernité. L’ingénierie ne suffit plus à maintenir leur habitabilité. Les réponses techniques s’épuisent en même temps que les ressources. La montagne joue un rôle de sentinelle parce qu’elle montre que notre cadre d’action lui-même est devenu inadapté et qu’il faut le repenser. Elle oblige à faire face à ce qui ne tient plus, à ce qui vacille, et à reconnaître que le projet moderne n’est plus opérant et rend nécessaire une transformation substantielle de nos modes d’habiter.
Mais ce basculement n’interroge pas seulement nos capacités techniques et politiques, il génère un trouble théorisé par Haraway : une mise en question de nos régimes de savoir aussi bien que de nos régimes de sensibilité. Car ce basculement n’a rien d’abstrait pour les habitants : ils ressentent concrètement, en situation, la perte d’habitabilité, la transformation des saisons, la disparition de repères, le renoncement à ce qui attachait. Ils éprouvent depuis leur foyer le bouleversement du monde qui les entoure. Dans le Plan stratégique d’adaptation au changement climatique du Massif central, par exemple, qui vient d’être réalisé par l’Agence d’urbanisme Clermont Massif central avec le Commissariat de massif et adopté en mai 2025, ce trouble est apparu clairement : à travers les conflits d’usage, les inquiétudes liées à l’eau, les déséquilibres saisonniers, les mutations agricoles… La perturbation qui se manifeste est profonde. On ne peut pas la contourner, ni y répondre de manière exclusivement technique. Ce trouble peut conduire à la sidération : une paralysie, une impossibilité à agir, une suspension du rapport au monde. Mais il peut aussi mener à une mise en mouvement, à une réouverture sensible.
Face à ce trouble, il n’y a pas de place pour les faux-semblants. D’ou la nécessité de le rendre sensible : en portant attention non seulement à ce qui est perdu ou en train de disparaître, mais aussi ce qui commence à apparaître, à ce que l’on peut créer. L’art et la culture sont de ce point de vue des alliés précieux pour dévoiler ce qui ne trouve pas sa place dans les cadres habituels du discours et de l’expertise. Ils rendent visibles les fractures, les désajustements, les vulnérabilités. Ils permettent aussi de faire communauté, en forgeant des éprouvés partagés face à ce qui bascule. Ils ouvrent des lignes de fuite, des opportunités de dépassement : non pas pour lisser ou atténuer, mais pour transformer le trouble en point d’appui, en force de dépassement et de créativité. Ils ouvrent enfin un champ d’expérimentation : Bloch parlait du présent comme d’un temps inachevé, traversé de virtualités latentes, de « pas-encore ». C’est dans cet inachevé que surgissent des utopies concrètes : non pas des idéaux lointains, mais des manières de faire, de vivre, d’habiter, à essayer ici et maintenant.
Il ne tient qu’à nous que le trouble ne nous cantonne pas à une perte. Qu’il permette d’engager un travail d’enquête, de pistage, d’élargissement du sensible, qu’il rende de nouveau disponible ce qui compose nos milieux de vie. Autrement dit qu’il occasionne un élargissement de notre attention. La modernité a produit une indisponibilité à une partie du monde « naturel ». Elle a rompu les relations de résonance avec les milieux. Aujourd’hui, une reterritorialisation est non seulement possible, mais nécessaire : retrouver in situ une capacité à sentir, à écouter, à répondre. Mais cette reterritorialisation passe aussi par un nouveau partage du sensible, au sens de Rancière et de son esthétique politique : reconfigurer ce qui est visible, racontable, représentable. La phainosphère devient ici un espace à enjeux. Elle appelle à des postures d’attention, de soin, de réparation, de maintenance, de solidarité, de communauté, d’alliance. Donner place à des attachements, à des interdépendances assumées, à des formes de vie que l’ère industrielle s’est appliquée à invisibiliser. C’est dans cette perspective que les pratiques artistiques et culturelles ont un rôle central à jouer : expérimenter de nouveaux rapports au monde, de nouveaux régimes sensibles et d’attention, recomposer les milieux, réparer les collectifs, s’engager dans des pratiques de soin.
Ce travail ne peut se faire sans politiques culturelles. Pas au sens sectorisé que la modernité a assigné aux politiques culturelles — patrimoine, cohésion sociale, formation aux pratiques artistiques, production et diffusion d’œuvres et évidemment marché spéculatif —, mais au sens anthropologique : la culture comme rapport au monde. Les politiques culturelles de l’habiter ne visent pas à préserver un capital, mais à activer les héritages et à créer pour façonner de nouveaux rapports au monde. Elles visent à faire émerger une culture dans laquelle les pratiques de l’aménagement et de l’urbanisme se réinventent en même temps que les formes de vie et les modes d’habiter. Elles permettent ainsi de replacer l’habiter au centre : non pas comme un donné, un objet de consommation, un acquis pour certains et une assignation pour beaucoup, mais comme œuvre à accomplir collectivement, dans un monde instable et vulnérable, en transformation.
Travailler les attachements présents et futurs, porter attention aux vulnérabilités, régénérer le vivant, inventer des formes de solidarité écologiques, et adapter nos territoires de vie au changement global afin d’assurer leur résilience et leur viabilité. C’est dans cette perspective qu’une nouvelle culture commune de l’habiter dans le massif central, soutenue par une politique culturelle de l’habiter assumée, comme ailleurs, doit émerger.

Les commentaires sont fermés.