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Un article de Stéphane Cordobes, issu d'une rencontre avec Damien Fragnon, artiste céramiste, à Sète

Photo © Cordobes, Emaux et leur micro-milieu dans le canal de Sète, 2025

DES CERAMIQUES REGENERATRICES DU VIVANT

Le céramiste Damien Fragnon crée des sculptures poreuses qu’il immerge dans des milieux dégradés. Leurs émaux, fabriqués à partir de terres prélevées sur des sites pollués, deviennent des sentinelles colorées de contaminations invisibles. Mais ces pièces sont aussi des substrats vivants : elles attirent anémones, algues et micro-organismes, régénérant localement le vivant. Une pratique artistique au croisement de l’art et de la régénération écologique.

L’engendrement de micro-milieux

Damien m’avait donné rendez-vous sur un quai de Sète. De là nous marchons et rejoignons un des nombreux ponts qui traversent la ville. L’endroit offre un beau paysage urbain sur les canaux au soleil méridien d’octobre. Il a la particularité de former une sorte de méandre où viennent se loger, par le jeu des courants, les nombreux déchets qui finissent comme ailleurs dans l’eau : bouteilles, sacs plastiques, herbes fraîchement tondues. Accroché à une bitte d’amarrage, au pied d’un vieux canot à moteur, un bout noir discret. Damien s’accroupit, le tire. Cela résiste. Il insiste, parvient à rompre ce qui s’était accroché et relève un ensemble de cinq pièces liées à la corde. À l’origine, des terres cuites émaillées, mais qui, par la magie de l’immersion, sont désormais recouvertes de sédiments, d’anémones, d’œufs de seiche, d’une flore et d’une faune difficilement identifiables pour le biologiste que je ne suis pas. Malgré la turbidité des canaux qui fait suite à plusieurs jours de vent, Damien me montre les nombreux organismes qui tapissent le soubassement en béton autour du collier de pièces qu’il vient de sortir de l’eau. Un espace de vie s’est constitué alors que tout le pourtour paraît mort, uniformément souillé. Ses pièces, et plus particulièrement leurs émaux, apportent des nutriments qui favorisent le retour des animaux et végétaux. C’est le cobalt et la vitamine B12 présents dans ses émaux bleus qui attirent les anémones. Les oursins seraient plus sensibles au carbonate de calcium, nécessaire à la fabrication de leurs piquants par biominéralisation. En installant ces sculptures rocailleuses, Damien offre des micro-habitats où la matière céramique forme un substrat biogénique qui agit par capillarité et constitue des supports de vie. Dans le canal, ces micro-récifs créent des points de revitalisation et génèrent des micro-milieux.

Une approche empirique de la régénération

À l’atelier situé dans l’ancien chai Saint-Raphaël, rue de la Révolution, on découvre les mêmes céramiques sans leur apparat biologique. En terre cuite, oblongues comme de gros galets, mais creuses pour permettre leur cuisson, dotées d’un trou sur la face la plus plate pour permettre leur accrochage, elles sont recouvertes sur l’autre face d’une multitude d’émaux aux couleurs vives, aux surfaces mates ou brillantes, lisses, accidentées, alvéolées ou mousseuses. Ces sculptures sont identiques à celles du canal, mais l’immersion prolongée des secondes a masqué leur ressemblance. Des doubles en quelque sorte que Damien conserve et expose, alors que leurs jumelles sont installées à l’extérieur, dans des milieux altérés par les usages anthropiques : canaux sétois, étang de Thau, mais aussi forêts vosgiennes à plantations monospécifiques, parc Montmartrois au centre de Paris, qui chapeaute des carrières de calcaire lutécien, ou encore lisière de champs de maïs traités à coup de pesticides et de cadmium. Partout, le même protocole expérimental : exposer une sculpture dans un biotope altéré, en espérant qu’elle régénérera localement le vivant, grâce aux émaux sur lesquels les organismes pourront trouver des composés favorables à leur développement. Difficile de savoir à l’avance ce qui va fonctionner. Malgré un travail de recherche et de documentation, chaque installation comporte une part d’inattendu. L’approche est empirique : la conception d’une pièce et de ses émaux constitue une hypothèse testée in situ, pour observer la réaction du vivant à sa présence, et sa capacité éventuelle à initier la régénération d’un micro-milieu. Chaque réussite témoigne de l’alchimie patiente qui se joue entre minéraux, cendres végétales, oxydes métalliques et les organismes qui y trouvent matière à se nourrir et à cohabiter, malgré l’hostilité de l’environnement.

Un détournement de la céramique en faveur du vivant

La sensibilité des milieux est un facteur déterminant dans le succès des expérimentations. Mais il faut aussi considérer la pièce elle-même : sa forme, sa porosité, les qualités de surface qui permettent au vivant d’accéder aux nutriments et aux minéraux que les émaux contiennent. C’est ici que la microtopographie et la chimie de surface jouent un rôle conjoint, ici que le savoir du céramiste entre en jeu. L’art des émaux vise habituellement à rendre les pièces imperméables pour des usages domestiques. Là, il s’agit de produire des surfaces qui libèrent des substances actives, tout en assurant une solidité minimale. Les sculptures sont elles-mêmes sensibles, fragilisées par les milieux qui les accueillent : humidité, sel, acidité… En jouant sur l’épaisseur des couches, sur la nature des matières premières, sur les températures de cuisson — autour de 1200 °C, en dessous de la vitrification complète qui intervient plutôt vers 1300 °C — Damien met au point une technique hybride, à la fois proche de savoirs vernaculaires et tournée vers un usage original : produire des pièces poreuses, aux surfaces propices à l’installation du vivant. D’où ces effets de mousse, de granulosité, de rugosité, qui donnent aux pièces leur diversité de textures, laquelle participe de leur puissance d’engendrement, mais aussi de leur qualité esthétique. On les regarde, on les touche : elles provoquent une sensation étrange : celle d’entrer en contact avec des surfaces polluées — on y reviendra — et, en même temps, si l’expérience réussit, capables de donner vie. Ces peaux-céramiques sont des interfaces chimiques actives. Elles forment un épiderme entre la terre et les organismes. Elles filtrent, relâchent, absorbent. Il s’agit d’une inversion du geste céramique classique : au lieu de fermer, elles ouvrent et accueillent ; au lieu de vitrifier, elles laissent respirer et s’animer la matière.

Des émaux sentinelles

Les principes actifs – chrome, cuivre, cobalt, oxyde de fer, ocre et zinc – utilisés par Damien ne sont pas étrangers aux pratiques céramiques habituelles. Son travail s’en distingue par leur finalité, mais aussi par la manière dont il les « récolte » : au cours de ses résidences, de ses arpentages, il récupère des terres dont il devine l’intérêt, par l’histoire des lieux, par leur couleur, par ce que sa sensibilité y décèle. Le geste est parfois intentionnel, lorsque le terrain est connu pour sa composition ou sa richesse minérale. Mais le hasard intervient davantage lorsque le prélèvement s’effectue sans connaissance préalable, et que la cuisson révèle la présence d’éléments inattendus — souvent liés à des pollutions anciennes — que les habitants du lieu ignorent parfois eux-mêmes. Les compositions varient selon les sites. Cuivre, fer, manganèse, chrome, cobalt : autant d’éléments dont la combinaison détermine la couleur finale de l’émail, et témoigne de la mémoire chimique du sol d’origine. Certains, comme le manganèse ne sont pas réutilisés en raison de leur toxicité. Les galets, après cuisson, deviennent ainsi des sentinelles. Par leur simple coloration, ils rendent perceptible une transformation silencieuse du milieu : une altération, une contamination, une accumulation de résidus. Le visible prend forme là où il était invisible ou diffus. La démarche ne vise évidemment pas à remplacer les études toxicologiques, seules à même de caractériser précisément la nature et l’intensité d’une pollution. Mais elle permet une mise en perception, un partage du sensible. Ces émaux, par leurs couleurs, leurs textures, leurs effets de surface, suscitent une émotion. Ils relèvent d’une esthétique au sens plein : ils rendent sensible, au travers de l’objet, une réalité qui dépasse l’objet lui-même. Chaque teinte indique une présence. Les bleus au cobalt, verts et rose au chrome, bruns au fer, rouges au cadmium, noir au cuivre ne sont pas décoratifs : ils traduisent une composition minérale spécifique, une trace physique de l’histoire du sol. Ils sont les signes visibles d’une mémoire écologique.

Création artistique et régénération écologique

Reprenons la globalité du processus. Damien prélève des échantillons de terre au cours de ses résidences ou de ses enquêtes de terrain. Il les traite : récolte sur site, lavage, broyage, tamisage, mélange. À partir de ces échantillons, il fabrique des émaux, qu’il applique sur des galets de grès façonnés et précuits. Parfois, les pièces sont plus complexes. Elles représentent les milieux dans lesquels elles seront installées, et l’on peut y reconnaître des formes d’anémones, d’algues, de roches… Puis cuisson : les couleurs obtenues révèlent la présence de minéraux caractéristiques. Elles signalent des éléments dont la concentration résulte le plus souvent d’activités humaines — agricoles, minières, industrielles ou forestières —, et qui altèrent la composition naturelle des sols. Les galets ainsi produits deviennent des sentinelles visibles de l’empreinte laissée par ces activités dans la matière même des milieux. À partir de là, Damien les immerge dans d’autres environnements eux-mêmes dégradés, dans l’espoir que ces pièces, par leur présence, leur forme, leur composition, puissent contribuer localement au retour du vivant. L’émail devient nutriment : il attire des organismes qui s’étaient retirés, et favorise par leur retour la constitution d’un nouveau micro-milieu. Il y a dans ce geste une intention de transmutation, une tentative de recomposition. Le prélèvement opéré dans un sol abîmé permet d’en révéler la pollution, mais aussi de produire une pièce capable d’activer ailleurs une revitalisation. Les sculptures, en favorisant la capillarité, l’humidité, la colonisation biologique, deviennent des supports vivants. Elles accueillent microalgues, larves, coquillages. Elles accumulent les sédiments, créent des abris, retiennent l’eau en milieu sec. Ce sont des dispositifs de régénération lente. C’est une écologie de la matière, à la fois sensible et expérimentale, où la céramique devient une peau de terre, poreuse et active, capable d’engendrer du vivant.

Faire l’expérience esthétique d’une œuvre en émergence

Être en présence de ses sculptures, galets ou formes plus élaborées qui, au-delà de leurs qualités plastiques, représentent les micro-milieux qu’ils sont destinés à régénérer, produit une émotion singulière. Il y a bien sûr la forme, la couleur, la texture propre à chaque objet. Mais ces œuvres ne se limitent pas à ce qu’elles donnent à voir ou à toucher. Elles sont à la fois indice, icône et symbole. Indice, parce qu’en tant que sentinelles, elles renvoient à la terre dont elles sont issues, à ces altérations invisibles qu’elles rendent perceptibles. Elles signalent une perte, une dégradation d’un environnement. Icône, parce qu’elles ressemblent aux galets immergés et aux micro-milieux qu’elles contribuent à faire réapparaître. Elles nous invitent par leur présence à imaginer l’élan vital qui se joue ailleurs, dans les sites d’accueil, aux micro-milieux qui se forment et à ceux qui y cohabitent. Symbole, enfin, parce que le travail de Damien ne s’arrête pas à la création de ces pièces. Il s’inscrit dans un processus plus large, qui vise à régénérer, concrètement, le vivant là où il a été fragilisé par l’activité humaine. Ce geste se prolonge dans le travail de documentation qu’il mène avec une attention proche de celle du biologiste ou du chimiste. Il note, observe, compare, cherche à comprendre les effets produits, à en tirer des savoirs reproductibles. Ce travail forme peu à peu un corpus — artistique, technique, sensible — qui, sans prétendre à l’objectivation scientifique, s’en approche par son exigence et sa méthode. Ce matériau devient partie intégrante d’une œuvre en émergence, d’un processus créatif. C’est la rencontre avec ce processus qui constitue l’expérience esthétique à part entière. Elle émeut et dans le même temps, elle ouvre une compréhension du monde à une échelle très locale, presque invisible. Elle nous confronte à la richesse de territoires abîmés, mais aussi à ce qui peut encore s’y entreprendre pour régénérer le vivant.

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© Stéphane Cordobes 2025MINIMAL

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